Au-delà des évidences : genèse d'un crime atroce

Au-delà des évidences : genèse d'un crime atroce

20.04.2018

Action sociale

Ancien éducateur de rue, l'anthropologue David Puaud a investigué pendant dix ans autour d'un crime atroce commis par un jeune qu'il avait suivi. Examinant les ressorts psychologiques, socio-économiques, politiques et institutionnels à l'oeuvre, il réintroduit de la complexité et interroge la responsabilité sociétale derrière des actes qu'on tend à attribuer à des « monstres ».

À l’heure où la question de la jeunesse radicalisée s’impose de toutes parts, suscitant des représentations extrêmes qui convoquent la figure du monstre, l’anthropologue David Puaud [1] publie une enquête sur un crime atroce commis en 2007 dans la banlieue de Châtellerault où il fait alors ses débuts comme éducateur de rue.

L’un des coauteurs de ce meurtre est Josué Ouvrard [2], un jeune homme de 19 ans qu’il suit régulièrement depuis deux ans, et dont il a eu maintes occasions de percevoir l’humanité et la sensibilité, mais aussi la progressive marginalisation. Décidant de témoigner à son procès, il est interpellé par l’image terrifiante d’un être désaffecté et inhumain qui ressort de l’épisode judiciaire, et par le peu de cas fait de son parcours personnel et social.

C’est le début d’un long travail d’investigation pour tenter de comprendre et de restituer la genèse de ce passage à l’acte. La force du livre est de nous plonger au plus près de l’histoire et de l’environnement du jeune homme, grâce à un style tonique, des mises en dialogue et en image, et surtout aux nombreuses sources d’information de l’auteur : interviews des proches de Josué, souvenirs de prise en charge éducative, entretiens menés en prison, archives issues de son suivi social et socio-judiciaire, extraits du procès, expertises psychologiques et psychiatriques…

« David, je stresse du système »

S’y dessine un parcours qu’on ne sera pas surpris de voir décrit comme extrêmement chaotique. Contexte social et économique dégradé, grandes violences intra-familiales et conjugales, alcoolisme des parents, départ de la mère du domicile familial, événements traumatiques donnent des clés pour comprendre l’instabilité extrême et le tempérament précocement suicidaire du jeune garçon.

À la gravité des faits fait écho l’ampleur du suivi : plus de vingt structures médico-sociales et judiciaires interviennent auprès du jeune homme et de sa famille entre 1994 et 2007. L’anthropologue donne à sentir l’extrême attention que ces professionnels ont pu porter à Josué. Mais aussi combien, à certains moments, le suivi social et judiciaire a pu fermer des portes à ce jeune si fragile. Ainsi d’un juge qui lui refuse son projet enthousiaste de rentrer dans l’armée, du fait de son casier judiciaire déjà chargé, alors qu’on perçoit qu’il y aurait peut-être eu là pour lui une véritable bouée de sauvetage. David Puaud nous entraîne aussi dans un parcours kafkaïen auprès d’administrations – pour obtenir une carte d’identité, une carte vitale, une formation – dont les rigidités participent manifestement au processus graduel de désocialisation du jeune homme.

Que de pertinence, d’ailleurs, dans ces moments, lorsque Josué résume ce qu’il ressent à son éducateur : « David, je stresse du système… C’est ouf [fou] le système comme il fait galérer les gens ! Il faut un projet pour rentrer dans une structure. Ils te demandent des papiers et encore il faut attendre, pour avoir une demande faut un autre papier, un ordinateur. L’Etat, la justice, ils me mettent à bout avec leurs démarches. S’insérer ? Je fais que ça ! Ils veulent pas de moi ! »

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Si l’auteur met en lumière la difficulté du suivi du jeune, il donne aussi à percevoir toutes les compétences et qualités que ce dernier déploie, mais qui peinent à être suffisamment valorisées par ceux qui l’accompagnent : sa débrouillardise, ses mains en or, sa sensibilité aux difficultés d’autrui. L’enquête montre comment Josué s’est progressivement vécu comme assigné à une figure de déchet, d’indésirable. Elle questionne l’ambivalence des services sociaux qui, tout en offrant un accompagnement, auraient contribué à stigmatiser Josué et sa famille, considérée très négativement par de nombreux professionnels.

Ces assignations dramatiques, dans des quartiers en déliquescence socio-économiques, font courir aux personnes le risque de finir par s’identifier à l’image qu’on leur accole – une image de délinquants en puissance ou de « cas sociaux ». Dans le cas de Josué, l��acte criminel lui-même pourrait s’entendre comme une forme paroxystique de concrétisation de cette assignation.

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Aussi l’anthropologue invite-t-il à tenir compte, pour appréhender l’acte monstrueux du jeune homme qu’il accompagnait, d’un tissu complexe où se sont intriquées une accumulation de violences familiales, mais aussi « de formes de violences aseptisées subies durant son parcours scolaire et institutionnel ».

Réfutant un regard qui essentialiserait le monstre dans le sujet criminel, il invite à développer une « anthropologie compréhensive » de ces personnes, c’est-à-dire à s’intéresser à « la complexité de [leur] réseau relationnel et affectif », pour comprendre pourquoi elles en viennent à commettre des actes violents. Ce travail de complexification serait le seul moyen d’agir, de prévenir, là où la notion de monstre, par sa simplification outrancière, épargne au contraire la société d’une mise en pensée et en question, puisqu’elle rejette l’indésirable qu’elle a pourtant contribué à créer hors de son sein. Mais elle le fait au risque de sa propre déshumanisation, car comme le disait Claude Lévi-Strauss, dans Race et Histoire, « Le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie ».

Un monstre humain ? Un anthropologue face à un crime « sans mobile », David Puaud, La Découverte, mars 2018.

 

[1] David Puaud a également témoigné dans notre série "Enquête de sens". Relire l'article : "Valoriser l'ineffable de la relation".

[2] Le nom a été modifié par l'auteur.

Laetitia Darmon
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