Nicole Maggi-Germain : "Sous couvert d'autonomie, on surexpose la personne et on dévalorise le travail"

Nicole Maggi-Germain : "Sous couvert d'autonomie, on surexpose la personne et on dévalorise le travail"

07.11.2018

Représentants du personnel

Maître de conférences en doit social à l'université Paris 1, Nicole Maggi-Germain dirige l'Institut des sciences sociales du travail (ISST) qui forme conseillers prud'hommes et militants syndicaux. Elle analyse l'évolution du discours managérial et politique en faveur d'une plus grande autonomie des individus comme une possible remise en cause des protections liées au statut salarial. Interview.

Les différentes réformes conduites par le gouvernement Philippe et le président Macron concourent toutes à remettre en cause les fondements de la sécurité sociale et du droit du travail, avez-vous soutenu lors d'une table ronde sur l'avenir professionnel (notre article). Mais qu'y-a-t-il de commun entre les ordonnances réformant le code du travail, l'instauration du CSE, la loi formation, la renégociation imposée de l'assurance chômage, la future réforme des retraites ou encore le budget 2019 de la sécurité sociale ?

"Revenons aux origines : le droit du travail s'est construit historiquement à partir de la figure du travailleur et du salarié. Il s'agissait de sortir de cette égalité théorique que postulait le droit civil pour édifier un droit du travail qui tienne compte de l'inégalité des parties à la relation travail. Ce lien de subordination est déterminant : il constitue à la fois le fondement et la légitimité de l'application du droit du travail. Parce que le salarié accepte de se soumettre en se plaçant dans un lien de subordination, il justifie le pouvoir de direction de l'employeur et il perçoit, en échange du travail fourni, une rémunération.

Le discours sur les talents personnels réclame un engagement total de l'individu

 

Aujourd'hui, cette articulation est déconstruite, ou remise à plat, par les discours managériaux sur l'autonomie du salarié qui surexposent la personne et qui sont désormais repris dans la sphère politique. Ces discours sur une autonomie idéale invoquent sans cesse les "talents" de l'individu et mettent systématiquement en avant non pas des qualités professionnelles mais des qualités personnelles. Le discours sur les talents, c'est un discours qui réclame l'engagement total de la personne. Ce discours fait penser, toutes choses égales par ailleurs, à la mécanique des régimes totalitaires : ces régimes abolissent toute distinction entre ce qui relève du personnel et du professionnel et exigent un engagement total de chaque individu.

Mais nous ne sommes pas dans une dictature !

Bien sûr, et heureusement ! Mais cette rhétorique des talents est une forme de sollicitation très puissante, qui aboutit à survaloriser la personne tout en affaiblissant la notion de travail. Dans le droit, cette rhétorique se traduit par exemple par la création d'un compte personnel de formation (CPF), avec l'émergence d'une catégorie de droits attachés à la personne. Ces nouveaux outils s'émancipent des catégories juridiques traditionnelles, comme celle du travailleur et du salarié qui ont tout de même fondé le droit du travail. Au départ, la réflexion sur ces nouveaux outils, à laquelle j'ai moi-même participé, ne visait pas à remettre en cause le statut de salarié, mais à permettre une continuité de certains droits indépendamment de la situation d'emploi du salarié : des droits sont d'abord acquis avec le statut de salarié, et peuvent ensuite être exercés sous un autre statut.

On va vers une socialisation du risque économique

 

Le problème, aujourd'hui, me semble-t-il, c'est que le contexte politique actuel et le discours managérial sur "l'entreprise libérée" et "l'entreprise agile" poussent dans le sens d'une autonomie à la fois du droit du travail et de la figure du salarié. L'on passe d'un système fondé sur le travailleur et le salarié, et qui a permis de construire la sécurité sociale, à une sorte de socialisation du risque économique. Regardez l'intégration dans le code du travail des travailleurs des plateformes collaboratives : ce sont des travailleurs "indépendants" et pourtant, ils ont intégré la septième partie du code pour les droits fondamentaux, c'est-à-dire le droit de grève, le droit de se syndiquer, le droit à la formation, etc. Autrement dit, on accepte aujourd'hui des formes d'hybridation qui, de mon point de vue, si on les associe aux discours managériaux omniprésents et à la mise sous tutelle par l'Etat du paritarisme (l'Etat prend la main sur la gestion des ressources du paritarisme avec un remplacement des cotisations par de la fiscalisation), conduisent à déconstruire le droit du travail et de la sécurité sociale historiquement fondé sur le travail salarié. Cela se fait de manière impressionniste, par petites touches.

S'agit-il selon vous d'un projet politique délibéré ?

Les conséquences de ces changements ne me semblent pas suffisamment envisagées, mais je crois qu'il s'agit d'un véritable projet politique. Il est par exemple assez révélateur d'analyser comment est employé, par la ministre du Travail Muriel Pénicaud, le terme d'"émancipation". Après guerre, l'émancipation des travailleurs signifiait de pouvoir basculer du statut d'ouvrier au statut d'employé, de technicien ou de cadre, il y avait une idée d'élévation dans la société.

L'émancipation ne signifie pour la ministre du travail que l'autonomisation de l'individu, comme si chacun pouvait être totalement libre

 

 

Dans les propos de la ministre, l'émancipation n'est appréhendée que comme une autonomisation de l'individu : l'individu, nous dit-elle, doit pouvoir choisir ce qu'il veut faire. Mais c'est une vue de l'esprit ! Personne n'est entièrement libre, et les sociologues l'expliquent très bien : tout dépend de son milieu social, de son éducation, du contexte, etc.  Cette représentation idéalisée de l'émancipation entendue comme une capacité d'autonomie de décision me paraît tout à fait irréelle. Le paradoxe, en France, c'est que le pouvoir politique tient à la fois un discours extrêmement "libéral" sur l'autonomie des individus tout en se montrant très interventionniste. Si l'émancipation est la capacité à poser des décisions libres, force est de constater, dans les faits, que les derniers  gouvernements cherchent à canaliser les trajectoires professionnelles.

L'Etat est très interventionniste et cherche à canaliser les trajectoires professionnelles

 

 

Par exemple, on nous dit que le CIF, le congé individuel de formation, est remplacé par le compte personnel (CPF) de transition. Mais le CIF était à mes yeux un véritable instrument d'émancipation et de promotion sociale, alors que le CPF de transition suppose la validation du projet d'une personne par une commission paritaire interprofessionnelle régionale dont le fonctionnement, le financement et les critères de choix sont en fait conditionnés par l'Etat, qui fixe les orientations. De la même façon, les Opco, les nouveaux opérateurs de compétences, ne recevront de l'argent que s'ils se montrent bons élèves de ce que veut l'Etat. Tout me semble canalisé et mis sous tutelle. Ma grande inquiétude est là. Il n'est que de voir les mots employés par les gouvernements qui "fixent" une "feuille de route" pour les partenaires sociaux...

Pourquoi n'aimez-vous pas les "feuilles de route" ?

Ces termes sont quand même incroyables ! C'est comme l'idée d'un "diagnostic partagé" : si une entreprise veut licencier, en quoi les salariés peuvent-ils partager cette décision ? Ce ne sont pas eux qui décident ! L'emploi de mots comme "feuille de route" ou "diagnostic partagé" a pour objectif de déconflictualiser complètement le débat.

On cherche à déconflictualiser le débat

 

L'aboutissement vers la signature d'un accord interprofessionnel national susceptible d'être repris par une loi s'inscrit désormais dans des orientations fixées par le gouvernement, et dans le cadre d'un processus d'"agenda "et de "feuille de route" qui laisse à penser que ce qui va se négocier n'est pas la direction, mais seulement la façon d'y arriver. Cela me rappelle la statue à Moscou d'un ouvrier et d'une kolkhozienne qui tendent le bras avec faucille et marteau en nous indiquant la direction à prendre ! Cela fait d'ailleurs des années que les ministres du Travail répètent qu'il faut sortir du conflit idéologique. Je ne dis pas que le conflit est un mode de fonctionnement souhaitable, mais il est absurde de vouloir en nier l'existence. Le conflit peut être dépassé, mais pourquoi postuler qu'il n'y a pas de conflit ? Si une société ou une entreprise n'est pas capable de trouver des lieux d'expression des conflits et des désaccords, ceux-ci se manifesteront autrement, par d'autres formes.

Des cotisations sociales sont supprimées et la part de financement par l'impôt de la sécurité sociale va augmenter : où va-t-on ?

L'idée générale est d'avoir une protection sociale qui couvre l'ensemble des travailleurs. Mais là encore, il faut rappeler les logiques qui ont prévalu au moment de la création de la sécurité sociale. Les commerçants et les professions libérales n'ont pas souhaité à l'époque entrer dans le système de la sécurité sociale, car ils considéraient que c'est leur activité qui générait un patrimoine assurant leur retraite. Au contraire, le salarié ne décidant pas de son destin économique, on considérait qu'il fallait le protéger contre les risques qui pouvaient lui être imposés du fait de l'activité économique de l'entreprise, comme la perte de son emploi. Ce système de sécurité sociale contrebalançait la situation d'insubordination de donc de faiblesse du salarié.

 L'idée que nous serions tous autoentrepreneurs de nous-mêmes est un leurre

 

Si on étend la protection voire la sécurité sociale à l'ensemble des travailleurs, en rendant possible une indemnisation chômage de certains entrepreneurs et en faisant basculer le financement vers davantage d'impôt, on fait l'impasse sur l'idée de risque : qui doit assumer le risque ? On ne peut pas à la fois avoir une rémunération de chef d'entreprise et ne pas en assumer les risques professionnels. Or j'ai l'impression que le projet qui nous est proposé de "sécurisation des risques professionnels" vise en fait à répartir autrement les risques... Cette idée que nous serions tous autoentrepreneurs de nous-mêmes et que ce serait souhaitable afin que chaque individu soit plus autonome, c'est un leurre. Écoutons les jeunes qui travaillent pour les plateformes numériques comme Deliveroo : ce qui les intéresse au début, c'est de ne pas avoir de chef, d'organiser leur temps de travail comme ils veulent, mais quand ils découvrent qu'ils n'ont pas droit au chômage s'ils perdent leur emploi, ils ne comprennent plus. Car ils ont intériorisé qu'ils pourraient prendre le meilleur (liberté, rémunération, autonomie) tout en gardant les droits sociaux du salariat. Mais le projet qu'on voit se dessiner ressemble davantage à un simple filet de sécurité permettant de ne pas tomber dans l'extrême pauvreté qu'à une véritable sécurité pour tous.

Les politiques se donnent pour priorité l'emploi et la question des conditions de travail passe au second plan Avec quelles conséquences juridiques selon vous ?

Autant la personne est surexposée, autant la réalité du travail est dévalorisée. Le travail n'est plus présentée comme une valeur, on fait complètement abstraction de ce que le travail peut donner comme statut en pensant que le statut est seulement lié à l'emploi. Focaliser le discours sur l'emploi et sur le statut juridique qu'on peut donner aux personnes qui seront dans des liens d'emploi permet de faire l'économie d'un débat sur la reconnaissance au travail, sans même parler de la pénibilité ou des maladies professionnelles. "Vous n'aurez plus d'emploi à vie dans la même entreprise", "vous devrez changement souvent d'emploi" : c'est un discours sur la flexibilité des relations de travail qui d'une part est éloigné de la réalité et, d'autre part, dessine un projet de société qui doit être discuté. Nous sommes davantage sur un modèle de "flexsécurité" que sur une véritable sécurisation des parcours professionnels.

Est-ce si nouveau ?

Comme les politiques suivies n'ont pas permis de faire baisser le chômage, on tente cette fois un modèle plus libéral, mais avec un Etat très interventionniste. Mais il y a une forme de continuité, c'est vrai, avec les politiques suivies depuis des années. Le moment charnière pour l'évolution de notre droit du travail me paraît être les lois Aubry sur la réduction du temps de travail (1998 et 2000).

 C'est avec les lois Aubry que le droit du travail devient une variable d'ajustement des coûts

 

Avec les 35 heures, Martine Aubry définit la notion de temps de travail effectif et d'annualisation du temps de travail. Les entreprises vont rationaliser l'activité, sortir les temps de pause du travail, faire varier la durée du travail sans payer des heures supplémentaires, imposer davantage de flexibilité horaire, etc. Il me semble que c'est à partir de là qu'on change les fonctions du droit du travail : on conçoit alors le droit du travail comme un moyen de limiter les coûts économiques, le droit devient une variable d'ajustement. L'objectif n'est plus seulement l'émancipation et la protection des travailleurs.

Que pensez-vous du CSE ?

L'esprit de ces textes me semble être de changer la nature des institutions représentatives du personnel, pour en faire moins des institutions d'expression des conflits que des institutions d'accompagnement. En même temps, je m'interroge : n'avoir qu'une seule et même instance qui ait un regard sur la santé, la sécurité, et les conditions économiques, n'est-ce pas plus constructif que des instances éclatées ?

Comment percevez-vous l'état d'esprit des militants et représentants du personnel que vous formez ici, à l'ISST ?

Les militants et représentants du personnel que nous voyons passer en formation ici, à l'ISST, témoignent souvent d'un assez grand découragement devant la professionnalisation de leurs mandats. Bien sûr, ces mandats offrent toujours pour certaines personnes la possibilité de sortir d'un travail où elles s'ennuient, voire de réaliser une forme d'accomplissement personnel en devenant, par exemple, de brillants conseillers prud'hommes, et en parvenant à une certaine élévation culturelle que l'école ne leur a pas apporté.

 L'engagement dans un mandat tend à se normaliser et à perdre en spontanéité...

 

Mais il faut connaître tellement de textes, et pouvoir y passer beaucoup de temps, que ça devient trop lourd pour beaucoup. L'engagement dans un mandat tend à se normaliser et à perdre la force militante et la spontanéité qu'il avait auparavant. Un syndicat comme la CGT repose beaucoup sur cet engagement personnel très fort, et cette évolution peut être l'une des causes de sa désaffection ou de sa crise interne. Ce questionnement lié à cette évolution traverse d'ailleurs tout le monde syndical, peut-être moins la CFDT qui s'inscrit davantage dans une approche d'expert.

Se pose aussi la question de la reconnaissance des compétences acquises dans le mandat. Votre avis sur ce point ?

Il me semble qu'il faut être très vigilant sur la façon dont l'accompagnement à la reconnaissance des compétences acquises pendant le mandat doit s'effectuer (*). Il me semble que ce ne peut pas être fait dans le cadre de l'entreprise, sinon, tout est biaisé (..) Certains militants me disent : "Cela fait 10 ans que je suis permanent, j'ai négocié avec le directeur de cabinet du préfet, je ne peux pas revenir travailler avec un chef d'atelier, il me faut faire autre chose". Ce discours, il faut l'entendre, bien sûr. Mais comment faire pour créer des passerelles avec le monde universitaire ? L'université Jean Monnet de Paris Sud, par exemple, donne une voie d'accès à un master de droit social qui intègre des critères liés à la vie militante, ce qui permet à des représentants du personnel de s'inscrire à un master et de le valider alors qu'ils n'ont pas du tout un profil classique, et cela même si c'est difficile pour eux, car il leur faut intégrer des formes académiques de transmission de savoirs et de raisonnement.

 Il ne faut pas créer des diplômes spécifiques, mais favoriser les échanges

 

A mon sens, l'université ne doit pas créer de diplômes spécifiques pour intégrer les représentants du personnel, car le risque serait que ces diplômes soient considérés comme bas de gamme, mais elle doit au contraire mélanger les populations. En tant que professeur, quand vous êtes face à des adultes plus âgés en reprise d'études, c'est très intéressant car ils apportent beaucoup aux autres étudiants, de part leur expérience professionnelle et militante. Il y a quinze jours, j'ai fait travailler mes étudiants sur le plan de formation d'une entreprise apporté par un étudiant salarié... J'observe d'ailleurs que la CGT et la CFDT ne veulent pas d'une conception qu'ils jugent étriquée de la reconnaissance des compétences acquises dans les mandats, et qui conduirait par exemple un conseiller prud'hommes à devenir consultant ou avocat après un master social. Ces syndicats veulent que soient reconnues aux militants des compétences transversales qui leur permettront d'accéder à un diplôme n'ayant rien à voir avec le mandat. C'est un défi passionnant".

(*) Lire notre article du 27 juin 2018 : "La reconnaissance des compétences des élus est enfin lancée !"

 

 

L'institut des sciences sociales du travail, un lieu de formation et d'échanges

Créé en 1951 par l'université de Paris et par le ministère du Travail, l'institut des sciences sociales du travail (ISST) est rattaché à l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Basé à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine), l'institut dispense des formations pour les conseillers prud'hommes et pour les responsables et militants syndicaux dans le cadre du congé de formation économique, sociale et syndicale. L'institut accueille également une équipe de chercheurs rattachés au laboratoire IDHES-CNRS (institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société) qui travaillent sur les transformations du travail et des organisations, les relations sociales et professionnelles ou encore la question du genre. L'ISST entend être une passerelle entre les organisations syndicales et le monde de l'enseignement supérieur et de la recherche.

Si l'ISST a une compétence nationale, comme l'institut de travail à Strasbourg, il existe aussi 9 instituts régionaux formant également les militants syndicaux et les conseillers prud'hommes (Aix-Marseille, Bordeaux, Grenoble, Lyon, Nancy, Rennes, Saint-Etienne, Toulouse, Lille).

► Voir ici une présentation de l'ISST

► Voir notre article sur la journée d'échanges IRES-ISST sur la loi sur l'Avenir professionnel

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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