Risque chimique : utiliser la traçabilité collective comme levier de prévention

Risque chimique : utiliser la traçabilité collective comme levier de prévention

25.09.2018

HSE

"La priorité, martèle Paul Frimat, est de prévenir l'exposition à des agents chimiques dangereux. Et l'évaluation des risques en est la pierre angulaire." Dans son rapport à Muriel Pénicaud, le professeur de médecine du travail défend une traçabilité non pas individuelle, mais d'abord collective, qui commencerait par un dossier "agents chimiques dangereux", constitué par l'entreprise et conservé par les services de santé au travail.

On a beau tourner la question du risque chimique et de sa prévention dans tous les sens, la traçabilité semble le passage obligé. Dans son rapport remis à Muriel Pénicaud il y a plusieurs mois et rendu public fin août, Paul Frimat a voulu "travailler plus particulièrement la question de la prévention primaire du risque chimique". Et c'est bien l'enjeu de la traçabilité qui revient, page après page. Mais cette traçabilité n'est pas forcément individuelle.

"Pour faire une traçabilité individuelle précise et juste, soyons clairs, il faut qu'il y ait une caméra derrière le salarié. Je peux donc entendre la décision gouvernementale d'avoir supprimé une telle démarche de ce que l'on appelait le compte pénibilité, déclare Paul Frimat. Mais il ne faut pas pour autant supprimer toute traçabilité !" Ainsi, dans son rapport, la plupart de sa première salve de propositions vise à utiliser la traçabilité collective comme levier de prévention.

"L'évaluation des risques est la pierre angulaire"

La proposition clé de cette partie n'est pas l'extension du champ d'application des amendes administratives, ni de la procédure d'arrêt temporaire d'activité. "Ces deux propositions ont été beaucoup commentées, alors qu'elles ne sont ni centrales ni innovantes", regrette Paul Frimat. "La priorité, martèle-t-il, est de prévenir l'exposition à des agents chimiques dangereux. Et l'évaluation des risques en est la pierre angulaire."

Qui dit évaluation des risques professionnels dit document unique. Le professeur de médecine du travail lillois estime qu'il est "indispensable, au regard notamment des effets différés liés à une exposition au risque chimique, d’assurer une traçabilité durable des différentes versions des DUERP", et il propose que le code du travail exige un certain temps de conservation.

Dossier ACD

Au-delà du DUERP, un "dossier ACD" (agents chimiques dangereux) pourrait être créé. Y seraient listées les informations qui doivent figurer dans le document unique concernant le risque chimique : "identification des produits chimiques et de leurs dangers, groupe d’exposition homogène de salariés, notices de poste, équipements de protection…". Ce dossier serait transmis au SST (service de santé au travail), après que l'employeur a recueilli l'avis du CSE (conseil social et économique), et le SST en assurerait la traçabilité, via le dossier d'entreprise.

La solution présente plusieurs atouts aux yeux de Paul Frimat : mettre l'accent, côté employeur, sur l'évaluation des risques ; renforcer la mission de conseil du SST, qui aura ainsi des données pertinentes pour proposer des actions de prévention ; et donner toute sa place au CSE sur ce sujet.

Du DMST au DMP

Cela permettrait aussi au SST d'extraire des informations individuelles à partir des données collectives, pour les inscrire dans le dossier médical en santé au travail DMST (dossier médical en santé au travail). "Des données qui, je l'espère, finiront dans le dossier médical partagé", précise-t-il.

Aujourd'hui, le DMST "ne suit pas le salarié, car il n'est pas lié à son numéro de sécurité sociale". "Il faut avancer sur cette question, que le médecin du travail puisse renseigner dans le DMP (dossier médical partagé) des données concernant l'exposition durant la vie professionnelle, de façon à ce que le médecin traitant puisse y avoir accès." Paul Frimat défend l'idée d'un "cursus laboris" du travailleur qui deviendrait le volet santé-travail du DMP, sachant que ce  nouveau dossier médical partagé, qui a pris le relais du "dossier médical personnel" depuis la loi santé de 2016, doit être généralisé d'ici quelques mois.

"Se donner les moyens de transférabilité des données"

"Pour une traçabilité fiable et pérenne, il faut que l’on se donne les moyens d’outils informatiques et de transférabilité des données", plaide Paul Frimat. La communication entre les différents protagonistes de la santé au travail (employeur, salarié, SST, représentants du personnel, médecins de ville et spécialistes) est selon lui une des clés pour le "renforcement du suivi et de la traçabilité des expositions aux ACD", sa deuxième série de propositions.

Dans la logique du "dossier ACD", il recommande que les services de santé au travail aient la responsabilité de tenir un "dossier d'entreprise numérique". Il rassemblerait à la fois des éléments transmis annuellement par l'entreprise (document unique, fiches de poste, dossier ACD avec l'avis du CSE, fiches de données de sécurité, rapports de la Carsat, etc.), et les informations collectives renseignées par le SST (fiche d'entreprise, interventions des équipes pluridisciplinaires, etc.). Les règles concernant ce dossier d'entreprise seraient proches de celles aujourd'hui exigées pour le DMST.

"Cette transmission permettra d’améliorer significativement l’intervention du service de santé au travail que ce soit dans la prévention ou dans le suivi des travailleurs, argumente le rapport, et permettra par ailleurs de reconstituer si besoin la nature de l’exposition et son évolution dans le temps en lien avec les actions de prévention éventuellement tracées."

Suivi individuel, pendant et après

Aujourd'hui, les salariés du régime général exposés à des agents cancérogènes figurant dans les tableaux de maladies professionnelles peuvent demander à l'assurance maladie de bénéficier d'un suivi post-professionnel, pris en charge par la branche AT-MP. Paul Frimat préconise de renforcer ce dispositif en l'étendant à tous les CMR (et non uniquement aux cancérogènes). Cela permettrait par exemple d'inclure les travailleurs ayant été exposés au plomb, qui n'ont actuellement pas droit à ce suivi.

Le professeur Frimat, responsable du service de pathologies professionnelles du CHRU de Lille, ajoute la création d'un "suivi post-exposition", pour ceux qui ont été exposés à des CMR et qui sont toujours en emploi. "Une réflexion sera menée sur la prise en charge financière du suivi post-exposition en cas de changement de poste, précise le rapport, dans la mesure où le suivi du risque ne concerne pas le nouvel employeur."

Là encore, l'enjeu est bien de tisser un fil d'Ariane qui permette de savoir où l'on en est et que l'on peut remonter si nécessaire. "La traçabilité, c'est gagnant-gagnant, insiste Paul Frimat. C'est un livre de bord qui va permettre à l'employeur, s'il se retrouve confronté dans quelques années à une maladie professionnelle (et cela arrive forcément !), de prouver qu'à telle période, il n'utilisait pas tel produit, ou qu'il avait bien mis en place tel moyen de prévention."

Et la réparation ?

Conformément à la mission qui lui a été confiée, Paul Frimat formule aussi plusieurs propositions pour améliorer "la prise en compte de l'exposition aux produits chimiques".

Voir notre article : Risque chimique : pas de juste réparation possible sans traçabilité fiable

 

Les autres propositions du rapport
Pour la prévention

Fusionner, dans le code du travail, les dispositions concernant les ACD et celles concernant les CMR (agents cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction).

Cela permettrait "d’améliorer la lisibilité du droit", de "supprimer les doublons et simplifier l’articulation de ces 2 sections".

Prendre du recul quant à la vérification du respect des VLEP (valeurs limites d'expositions professionnelles) et avoir recours à la biométrologie.

"La vérification du respect des VLEP ne doit être considérée que comme un des moyens de s’assurer de l’efficacit�� des mesures de prévention et non comme un but en soi", est-il écrit dans le rapport.

Avec 84 VLEP contraignantes et 45 VLEP indicatives, Paul Frimat estime que le dispositif "n'incite pas à se poser les bonnes questions" et est "très contraignant et coûteux pour les entreprises, pour un intérêt relatif en termes de prévention". Les mesurages – si tant est qu'ils soient faits – donneraient souvent des résultats négatifs. Alors même que certaines expositions demeurent, en fonction des situations réelles de travail, ou parce qu'il s'agit d'expositions ponctuelles ou à l'extérieur, par exemple. Sans compter les multi-expositions.

Revoir la liste des travaux interdits aux CDD et intérimaires et l'étendre aux agents chimiques présentant des classes de danger les plus préoccupantes.

Sauf dérogation accordé par la Direccte, les salariés en CDD et intérimaires n'ont pas le droit d'être affectés à certains travaux exposants à des ACD (articles D. 4154-1  et suivants du code du travail). "Cette liste, qui est relativement ancienne, ne concerne pas l’ensemble des produits présentant des classes de danger justifiant des mesures d’interdiction et de dérogation", estime Paul Frimat.

Donner à l'inspection du travail la possibilité de recourir à des amendes administratives en cas de non-respect d’obligations formelles en matière de risque chimique.

Le rapport propose que cela soit par exemple le cas si l'évaluation du risque chimique n'a pas été faite, si le dossier ACD n'a pas été transmis au SST ou que l'avis du CSE sur ce dossier n'a pas été recueilli, ou si l'employeur n'a pas établi les fiches de poste.

Étendre la procédure d’arrêt temporaire d’activité à certains ACD en cas de manquement grave à des mesures essentielles de prévention.

L'inspecteur du travail peut déjà prononcer un arrêt temporaire d’activité (articles L. 4721-8 et L. 4732-1 du code du travail) s'il constate qu'un ou plusieurs travailleurs sont dans une situation dangereuse de par l'exposition à des agents CMR. Paul Frimat propose d'étendre cette possibilité à certains ACD.

Instaurer une "ristourne" dans le système des cotisations AT-MP pour les entreprises qui mettent en place une démarche globale de prévention des risques chimiques, c'est-à-dire de l'évaluation aux indicateurs de suivi, en passant par le plan d'actions.

Au contraire, une surcotisation continuerait d’être appliquée en cas de risques exceptionnels concernant le risque chimique.

En parallèle, notamment afin que les employeurs sachent où ils se situent par rapport à leurs concurrents en termes de prévention et d'exposition, Paul Frimat recommande de diffuser des repères, tels que des guides de bonnes pratiques ou des chiffres quant aux niveaux d'exposition par secteurs d'activité.

Créer une taxe sur les agents chimiques les plus dangereux, en particulier les CMR.

Le produit de la taxe serait fléché vers l'Anses et financerait ainsi la toxicovigilance et la recherche, notamment pour faire émerger de nouvelles solutions de substitution des ACD les plus utilisés ou qui restent pour l'instant sans alternatives. Le dispositif s'apparenterait à celui qui existe déjà pour les phytosanitaires.

 

Pour le suivi et la traçabilité des expositions

Assurer une rencontre annuelle entre l'entreprise, le SST et les représentants du personnel sur la question des ACD.

La périodicité doit permettre "le développement d'une culture de prévention". Ce sera particulièrement important pour les TPE-PME, insiste le rapport, précisant que dans le cas des TPE, la réunion pourra rassembler les entreprises d'un même secteur d'activité.

Faire en sorte que les SST aient accès aux bases de données nationales sur les substances et mélanges dangereux.

Le rapport évoque la base Synapse, gérée par l'INRS, mais aussi Scola ou encore Colchic.

 

Pour la formation et la recherche

Veiller à la qualité des formations nécessaires aux professionnels des services de santé au travail en matière de toxicologie et de prévention du risque chimique.

Le rapport recommande aussi que les Direccte, qui sont en charge de l'agrément des SST, s'assurent que les compétences de ces services soient bien mises à disposition des entreprises adhérentes.

Développer le rôle du CSE ou du salarié compétent en prévention des risques professionnels.

Cela pourrait se traduire, est-il proposé, par le fait de systématiser la commission santé, sécurité et conditions de travail pour les entreprises mettant en œuvre des agents CMR. Ou par une formation spécifique du salarié compétent dans les entreprises de plus de 50 salariés.

Intensifier les efforts de recherche en matière d’agents chimiques dangereux.

Poly-expositions, recherches de substitution, suivi des risques émergents… : une "politique ambitieuse de développement de la recherche en matière de prévention du risque chimique", prévue par le PST 3 (plan santé-travail) doit se mettre en place et "répondre prioritairement aux problématiques opérationnelles rencontrées par les entreprises". Ces actions de recherche seraient financées notamment par la taxe sur les agents chimiques les plus dangereux.

Structurer les données relatives à la prévention du risque chimique et les mettre à disposition au niveau territorial.

Cette proposition est aussi en lien avec le PST 3. Les données seraient issues de l’exploitation des informations contenues dans les dossiers entreprise des services de santé au travail.

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Élodie Touret
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