Mai 68 : "L'attention à l'autre, la préoccupation éthique constituent les plus grands apports"

Mai 68 : "L'attention à l'autre, la préoccupation éthique constituent les plus grands apports"

07.05.2018

Action sociale

Voici 50 ans, Mai 68 déferlait sur la société française. Quel a été son impact sur le travail social ? Comment les idées de Mai ont-elles infusé chez les professionnels ? Marcel Jaeger, professeur, titulaire de la chaire de travail social et d'intervention sociale au Cnam, propose quelques éléments de réponses.

tsa : Quel était le paysage du social et du médico-social dans l'avant-68 ?

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L'action sociale permet le maintien d'une cohésion sociale grâce à des dispositifs législatifs et règlementaires.

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Marcel Jaeger : Le contexte était profondément différent de celui que nous connaissons aujourd'hui. A l'époque, on compte près de quatre fois moins d'établissements et de services, avec environ 10 0000. Le secteur était essentiellement tourné vers le handicap et la protection de l'enfance. Des champs entiers comme l'exclusion étaient alors à peine émergents. Les personnes âgées étaient abritées par le secteur hospitalier. Le médico-social est essentiellement structuré autour de deux grands acteurs : l'Etat qui prend en charge la protection de l'enfance et tout le réseau des hospices ; un secteur associatif assez bouillonnant et en pleine évolution. Celui-ci est marqué par un double mouvement : d'une part, des structures très liées à la présence chrétienne se laïcisent (n'oublions pas que la CFDT vient de se constituer en 1964, issue de la CFTC chrétienne) ; d'autre part, la professionnalisation commence à se développer. La première convention collective de l'enfance inadaptée ne date que de mars 1966. Il a fallu attendre 1967 pour voir la naissance du diplôme d’Etat d'éducateur spécialisé. Alors que le monde des assistants sociaux se structure depuis les années 1930, celui de l'éducation spécialisée fonctionne encore sur le mode de la bonne volonté et du militantisme.  

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Comment se passe Mai 68 dans le secteur ?

Il n'y a pas eu de grandes grèves dans les établissements. Quelques écoles de travail social ont cependant été occupées. L'une des revendications était, comme à l'université de Nanterre en mars 68, d'en finir avec les internats non mixtes et de ne plus séparer garçons et filles. Certains professionnels sympathisent avec les étudiants et les ouvriers, se retrouvant dans une idéologie disons libertaire de l'époque. Une des actions marquantes a été l'occupation du Centre technique national d'études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations (CTNERHI) dont des animateurs historiques tel Robert Lafon avaient développé une vision hygiéniste et qui symbolisait toute une organisation corporatiste figée dans le passé.

 

Qu'est ce qui est ébranlé par Mai 68 ?

Un certain nombre de notables, souvent des psychiatres, sont contestés pendant cette période. Ils sont à la tête des institutions depuis des années, proposant une vision très moralisatrice du secteur. Or, Mai 68, c'est tout le contraire avec une dimension joyeuse et conviviale, avec un appel à la créativité. Les actions individuelles vont ouvrir de nouveaux champs de pensée pour les travailleurs sociaux, de nouvelles manières d'agir.

 

Cela débouche sur quoi ?

Mai 68 a accouché d'une dynamique singulière qui a pris deux directions importantes. D'une part, c'est le développement de la psychanalyse, la valorisation de la clinique. Dans la société française, des mouvements alternatifs comme l'antipsychiatrie ou la psychiatrie démocratique italienne, commencent à trouver un écho. D'autre part, cette période est marquée par l'apparition des sociologues. La sociologie est une matière tout à fait récente qui n'a été reconnue à l'université qu'en 1967 avec la création de la licence.

 

En quoi l'irruption de la sociologie change-t-elle la donne ?

Cette discipline est en lien étroit avec le travail social. Progressivement, les sociologues vont s'installer aux commandes des écoles de travail social, remplaçant la génération des psychiatres. La sociologie de ces années va beaucoup s'intéresser au thème du contrôle social des individus. Cela suscite de nombreuses interrogations chez les éducateurs : est-ce que mon action aide vraiment les jeunes ou participe du contrôle social ? N'oublions pas que pendant ces années, Louis Althusser développe un concept qui aura beaucoup de succès mettant en avant le rôle de "l'appareil idéologique d'Etat" dans le contrôle de la société. Je pense que le début du malaise dans le travail social trouve sa racine là.

 

Que voulez-vous dire ?

Ces années 70 sont marquées par un développement très important du nombre de travailleurs sociaux. Ceux-ci sont de plus en plus tiraillés par le questionnement sur leur positionnement. Le thème du contrôle social produit chez certains d'entre eux un sentiment de culpabilisation. A cette époque, cette question du positionnement du travail social est beaucoup plus importante que celles relatives aux enjeux salariaux ou de diplôme.

 

Comment les travailleurs sociaux de l'époque perçoivent-ils la question de la loi ?

A l'époque, le secteur évolue dans un vide juridique. Il faut attendre 1975 pour que la France se dote d'une grande loi sur les institutions sociales. Le travail social et l’action sociale sont alors régis par différents plans de programmation budgétaire. Dans ce contexte, la loi est perçue comme lointaine, illisible et injuste. On estime que le travail relationnel perdrait ses vertus spontanées s'il fallait l'accompagner d'une quelconque formalisation. Les éducateurs d'alors n'ont pas véritablement de distance avec les personnes suivies. Il n'est pas rare de confier les clés de son appartement à un jeune que l'on accompagne.

 

La question de la participation des usagers est-elle un héritage de Mai 68 ?

Elle n'était pas posée dans ces termes à l'époque ; le mot lui-même n’était pas bien perçu car il paraissait très en décalage avec la réalité et avec la fonction sociale qui était assignée au travail social. Mais il est clair que l'esprit de Mai 68 a été d'ouvrir au maximum les institutions et de libérer la parole, notamment de ceux qui ne la prenaient pas. La culture libertaire de l'époque a été digérée par les politiques ultérieures, d’autant que les anciens de 1968 ont beaucoup contribué à l’élaboration des politiques actuelles, en construisant un cadre juridique, mais en préservant des marges d’autonomie. On doit à l'esprit de 68 la différence essentielle, dans le travail social, entre l'évaluation des pratiques à partir de « recommandations » (telles celles produites par l’Anesm) et des modalités de contrôle fondées sur une approche purement normative. L'attention à l'autre dans sa singularité, la préoccupation éthique, la défense des valeurs humanistes et démocratiques ont sans doute été les plus grands apports de toute cette époque bouillonnante et pleine de contradictions.

Noël Bouttier
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